Le Tribunal fédéral recadre le tribunal médiatique

 

Deux ans après la diffusion d’un reportage «tendancieux et manipulatoire» me concernant, la télévision publique alémanique (SF1) est définitivement condamnée par le Tribunal fédéral (TF) (traduction libre du jugement en français) qui rejette son appel d’une décision prise par l’Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision (AIEP). Une victoire pour l’état de droit.

Le 3 octobre 2018, le magazine télévisé alémanique «Rundschau» diffusait une séquence de plus de 10 minutes, à la plus forte heure d’écoute, intitulée «L’affaire Maudet: la piste de l’or». La thèse présentée mêlait mon voyage à Abu Dhabi, l’attribution d’un contrat d’assistance à l’aéroport de Genève et les importations d’or en provenance des Émirats arabes unis.

Procédant par amalgames et sous-entendus, accompagnant la séquence d’une mise en scène sonore dramatique et répétitive, convoquant des «experts» pour accréditer sa thèse qui me présentait comme le complice d’un trafic d’or international, le journaliste de la SF1 à l’origine du «reportage» a violé plusieurs devoirs journalistiques centraux, tels que le principe d’équité et de transparence. C’est la raison pour laquelle, la télévision alémanique est aujourd’hui condamnée par le Tribunal fédéral.

Proprement scandaleux, mais assez courant

Me faire passer pour un complice du trafic d’or, personnage central d’un système international visant à exfiltrer des lingots pour mieux les faire disparaître ensuite, était un dérapage. Un dérapage tellement énorme que je n’ai pas souhaité à l’époque commenter en détail ces accusations montées de toute pièce. Mal m’en a pris, puisque ma retenue a été utilisée par le journaliste comme la démonstration de ma culpabilité. 

Le procédé est scandaleux, mais il est malheureusement courant. C’est aussi pour cela que j’ai voulu mener le combat jusqu’à la plus haute juridiction de notre pays. Un combat qui est long et coûteux. Il m’aura coûté plus de 10’000 francs en frais d’avocat (Me Nicolas Capt et son équipe que je remercie au passage pour la qualité de leur travail), avec à la clé un dédommagement de 3000 francs. Pour un conseiller d’Etat, c’est accessible, mais pas à tous et toutes les justiciables qui doivent trop souvent baisser les bras faute de moyens pour se défendre jusqu’au Tribunal fédéral.

Une difficulté à reconnaître un article à charge

Et de surcroît, à la fin d’une procédure, l’innocence judiciaire n’éteint pas toujours l’incendie. Allumez le feu d’une rumeur, il en restera toujours quelque chose! On verra bien dans ce cas précis si la télévision alémanique retire le reportage litigieux qui figure toujours sur son site internet. On verra si les médias donnent un écho à cet arrêt du TF (traduction libre en français). 

Mais l'expérience a confirmé qu’une rédaction qui veut obtenir un «scalp» refuse souvent d’admettre publiquement ses erreurs. Il y a un an, par exemple, le groupe de presse Tamedia mentait aux lecteurs-trices de ses titres et a manipulait l'opinion publique. Dans un communiqué de presse, diffusé le 10.09.2019, l'éditeur Tamedia avait en effet présenté un verdict rendu par le Tribunal de première instance de Genève comme une victoire. Alors que le verdict me donnait raison et condamnait le groupe de presse. Tamedia ne l’a jamais reconnu.

Pour que l'opinion publique puisse se former

Il est évident qu’une rédaction a le droit d’avoir ses thèses; elle peut aussi avoir ses cibles favorites. Elle doit néanmoins permettre à celles-ci de se défendre et, cas échéant, remettre les choses dans leur contexte. Dans le cas d’espèce, le Tribunal fédéral souligne que «l’audience n’a pas pu se faire sa propre opinion [...] les contre-arguments pertinents pour la formation de l’opinion publique [ayant] été négligés, ce qui représente un mépris des devoirs de diligence journalistiques centraux et est particulièrement significatif au vu des procédures pénales qui sont simultanément en cours et de la présomption d’innocence applicable.»

J’entends l’historien Alexis Levrier quand il soutient que le terme «tribunal médiatique» est dangereux, car il amalgame journalisme d’investigation et journalisme d’opinion pour discréditer le travail journalistique. Néanmoins, comment qualifier le journalisme quand la frontière entre les deux journalismes devient poreuse et, qu’il nourrit ainsi une arène? Les garde-fous que sont la déontologie journalistique et la présomption d’innocence doivent être respectés. Dans le cas du reportage de la SF1, ils ne l’ont pas été.

Epargner l'entourage familial d'une personne

Les femmes et les hommes politiques ne sont pas des saint-e-s. Les femmes et les hommes qui exercent le métier de journaliste non plus. Ce que rappelle le Tribunal fédéral avec force dans cet arrêt qui fera date, c’est que la liberté de la presse ne prime pas l’état de droit. Mais combien de situations analogues, où la parole de la personne ciblée est disqualifiée d’emblée, où le propos nuancé et recontextualisé est évacué au profit d’une thèse à charge, où la durée et la dureté des procédures judiciaires à engager pour faire valoir sa position ont abouti à des situations personnelles dramatiques? Et pour quelles répercussions? Me vient en tête la députée zougoise Jolanda Spiess-Hegglin qui a vu son parcours politique se fracasser suite aux articles du Blick exposant un épisode de sa vie, la laissant seule face aux insultes publiques et aux menaces.

Dans mon cas, les rédactions ont-elles ne serait-ce qu’envisagé les conséquences sur ma femme et mes enfants des quelque 2900 (!) articles écrits depuis deux ans et demi à mon sujet, dont certains ont été du même acabit que le reportage de la Rundschau? Ces rédactions mesurent-elles les conséquences pour toutes les personnes - connues ou pas - jetées publiquement en pâture?

Poser ces questions, c’est laisser une chance à toutes celles et tous ceux qui se retrouvent au centre d’une tempête médiatique sans avoir la même force de frappe que les médias. Poser ces questions, c’est laisser une chance à l’état de droit plutôt qu’à la justice vindicative et triviale d’une multitude anonyme.

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